Feargus était en retard. Peut-être était-il simplement
à l’heure, ce qui était une manière un peu plus correcte d’annoncer son retard. Un œil sur sa montre à gousset et ses pas s’allongeant, il se félicita d’avoir toujours eu des jambes d’une longueur admirable. Moins de pas, plus de rapidité, même si le corps n’était plus le même que quarante ans plus tôt. Ou alors oubliait-on rapidement les paresses physiques de la jeunesse lorsqu’on était déserté par celle-ci. Allez savoir. L’homme au regard de hibou ne manquait jamais un seul shift, et c’est d’un claquement de langue mécontent qu’il se maudissait de presque manquer celui-ci. Ce n’était pas tous les jours, à vrai dire, qu’on lui donnait droit à un peu de compagnie, et l’enthousiasme s’était montré au rendez-vous lorsque le concours avait été annoncé et qu’on lui avait donné
le micro - pas littéralement, Charlotte savait mieux que lui mettre un amplificateur de voix entre les mains lorsqu’il arpentait la Rotonde.
Il avait été le premier, Feargus, à trouver cela curieux, qu’une visite personnelle soit organisée en début de soirée. Mais il savait bien mieux que discuter les ordres, surtout lorsqu’ils lui permettaient un minimum de variété sur le déroulé de ses nuits. Lui, de toute manière, avait le rythme décalé qui lui permettait de n’être en aucun cas pris de fatigue, et c’était bien là le début de sa journée. S’il n’avait pas eu à s’assurer de la santé de Cody - car tout ce qui concernait ce gamin l’inquiétait, il fallait bien le dire - il aurait forcément été à l’heure.
D’un œil, il aperçut la Volvo sur le parking. Ce n’était la voiture d’aucun des employé.es du musée, Feargus en était persuadé. Quant à lui, il préférait marcher. Ce qui voudrait dire qu’il était, envers et contre tout, définitivement
en retard.
“Daingead !*” Rugissement agacé en gaélique écossais, faute d’habitude de jurer autrement, le pas s’accélère et l’homme fait tinter les multiples clés jusqu’à trouver la bonne.
Il dût s’y reprendre à deux fois, avant de réussir à l’insérer, l’empressement ne lui réussissant pas. Un coup d'œil à la ronde, toutefois, ne lui permit pas de trouver la fameuse inconnue qui, lui avait-on dit, avait gagné le ticket d’or, tel Charlie au royaume du chocolat. Ce n’était pas rassurant. Si elle n’était pas là, c’est qu’elle s’était perdue. Ce qui relevait, en soi, du miracle, la vue étant dégagée à peu près partout. Vraiment ? Un mouvement, un bruit, caché par le mur, fit revenir Feargus sur sa déposition. Elle était là, pas franchement rassurée de l’autre côté de la grille, et si Feargus n’était pas ce qu’il était, sans doute qu’elle aurait pu être en danger.
Mais elle ne le connaissait pas, Ligia Velasco, et sa carcasse dans le noir, le squelette ambulant en peau de parchemin, ne devait pas être des plus rassurante. Souriant pour faire passer le malaise, dans le silence du soir, il ouvrit la grille en grand, s’empêchant de s’insérer et de bloquer, de ce fait, l’issue à la jeune femme.
“ Oh, je pense que si, pour ma part. Enfin … C’est quand même plus rassurant de passer par la grande porte, mais je peux vous ouvrir ici si ce sont les coulisses qui vous intéressent.” Peut-être un peu trop affable lorsque l’on s’adresse à une inconnue, il ne pouvait décidément pas faire autrement, prenant sans le vouloir fortement la place du vieillard aimable qui finit par découper tous les autres à coups de hache dans n’importe quel film d’horreur. Mais ça, Feargus ne pouvait pas le savoir, il n’en avait jamais regardé aucun.
Au lieu de cela, il se dirigea de nouveau vers l’entrée principale. L’invitée aurait pu tout à fait en profiter pour faire le tour, partir et abandonner là son guide, qui aurait été bien malheureux du manque de compagnie, mais elle n’en fit rien. Aussi, il se permit le babillage habituel.
“Miss Velasco, c’est bien ça ? Feargus Grant, je suis gardien de nuit au Rotunda depuis 2014. Dix ans, ça passe vite !” Fierté non dissimulée ou amour du lieu, les deux se confondent un peu. Un tour de clé, l’ouverture de la porte, allumage des lumières qui inondèrent l’entrée d’une chaleur rassurante.
“Vous êtes déjà venue ?” Il espérait que ce ne soit pas le cas, que toutes les inscriptions n’aient pas été lues, qu’elle ne sache pas autant qu’il puisse en dire.
“ Je suis content, ces concours font du bien à la culture, vous savez. Quand j’étais plus jeune, je n’avais pas autant d’accès aux musées et j’ai l’impression qu’il y a une perte de passion pour l’Histoire. Je trouve ça dommage.” Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il est fort probable que le concours survienne pour tenter de faire rentrer de l’argent dans les caisses. Parce qu’effectivement, la culture était mise à mal, et pas seulement à Scarborough. C’était national. Pas de la faute des plus jeunes générations, cependant, mais des gouvernements qui ne débloquaient pas assez de fonds pour les maintenir hors de l’eau. Enfin, il n’allait pas l’ennuyer avec ça. Pendant qu’il parlait, il traversa la petite alcôve pour se rendre près des portes menant à la grande salle circulaire.
“ Vous saviez que le Rotunda est l’un des plus anciens musées construits sur mesure encore en activité ? Sa construction remonte à 1829 ! Certes, ce n'est pas le plus grand musée de la région, mais on peut se targuer d'avoir l'une des plus grandes collections de ... ” Mais il ne finit pas sa phrase, un bruit venant de la salle, encore invisible, porte fermée, le coupant en plein milieu. Avec empressement, Feargus colla son oreille contre la porte, sa bouche ouverte par la surprise.
“Oh ! ça vient du rez-de-chaussée. Les fossiles ! Ça ne bouge pas, les fossiles, pas vrai ? Vous voulez aller voir ?” Il ne pourrait, de toute manière, pas tirer autre chose de l’observation de la porte.
*: Bon sang !