state your intentions (Beck)

Le whisky, dans ce qui passe pour un casino à Scaborough, n’est pas si mauvais. Archibald se dit régulièrement que, sans ce whisky, il ne viendrait pas aussi souvent. Déjà, parce qu’il n’est pas mauvais (mais toujours moins bon que celui qu’Archibald a chez lui), mais aussi parce qu’Archibald aime à se demander comment, exactement, cet endroit peut se permettre un tel approvisionnement. La réponse repose certainement dans une chose très simple : Archibald n’a aucune idée de comment un casino peut fonctionner et combien de bénéfices ce casino-là peut amasser. Pourtant, il aime à s’imaginer des scénarios complexes, une histoire de dette de vie, une distillerie secrète, dont le casino serait une face, peut-être une implication avec l'IRA.
Il dit toujours à Frances que c’est lui qui a inspiré la carrière d’autrice de Georgina. Il aurait pu être un grand auteur de thriller, s’il l’avait voulu. Il aurait le temps de s’y mettre aujourd'hui, maintenant qu'il y pense. Ça, ou ses mémoires.
Bien sûr, il y a d’autres raisons pour venir ici que les daydream inspirés par le whisky. Il y a, bien sûr, la compagnie. Quelque chose dont Archibald ne peut plus profiter depuis sa propre maison et qu’il est donc forcé de chercher à l'extérieur. Quand vient le milieu de la nuit et qu’on s’enfonce dans les profondeurs de la salle, c’est là qu’on rencontre les personnes les plus fascinantes de Scaborough, à son avis. Un avis à peine influencé par le fait qu’il fasse partie des personnes mentionnées.
À ce stade, il ferait presque partie des murs.
Une autre colonne de ce casino lui passe devant, Archibald l’arrête d’un :
— Hi love, any time for an old man?
Le visage de Beck se tourne vers le vieil habitué qui, d’un demi-sourire, lui tend son verre à remplir. Avec Beck, ils s’entendent sur les choses. Archibald donne des pourboires généreux, Beck le laisse lui parler, Archibald l'appelle « love » et Beck fait mine de le charmer. Beck est discret, attentionné et, parfois même, drôle. Ou peut-être que c’est qu’Archibald qui a toujours trouvé l’accent américain particulièrement amusant. Enfin bref : ils s’entendent sur les choses.
Son verre se remplit sans attendre du délicieux nectar et, Archibald, n’ayant pas de voisin, se permet d’engager la conversation.
— Good whisky in the company of a beautiful man, really, what else could I ask from this world?
La voix est un peu rauque, le ton sonne amer, ils savent tout deux qu’il n’y a pas à se formaliser. Sir Darling lève donc son verre à Beck avec un petit signe de la tête, puis profite d’une gorgée. Lentement. La voix est un peu plus douce quand il demande :
— Broken any hearts lately with that pretty face of yours?
Archibald n’est pas certain d’avoir déjà réussi à faire bavarder Beck comme lui peut se permettre de bavarder. Relation patron-client, comme on l’appelle. Tout de même, il essaye.

Tu vogues de droite à gauche depuis un moment. Les weekend d’août sont toujours particulièrement chargés. Habitants et touristes se sentent pousser des ailes joueuses, un peu trop souvent, pour certains. Il y a les habitués habituels, ceux qui viennent tous les jours et toutes les nuits, ou presque. Eddie, Helen, Jenny, tu les considèrerais presque comme des amis à ce stade. Il y a aussi des habitués moins habituels, comme Archibald, call me Archie, he said . Archie est un de ces habitués que tu apprécies particulièrement, parce qu’il est plus distingué qu’Eddie, qu’il ne parle pas constamment du décès de sa femme comme Helen et qu’il ne dort pas comme Jenny. Il laisse aussi de bons pourboires, et tu peux lui dire merci pour certains des bijoux que tu portes, indirectement, bien sûr. Alors quand il t’interpelle, tu ne peux que t’arrêter brusquement. « For you, always, » tu réponds avec un sourire. Une petite pause ne te ferai pas de mal, et tu sais qu’Archie apprécie parler et que plus il parle plus il tip. Et tu rechignes jamais à te vendre pour un bénéfice. « I’m sure you could think of others things to do with a beautiful man, » tu laisses échapper pour adoucir les choses, certain que le sous-entendu ne passera pas inaperçu.
La prochaine question te surprend un peu. Elle est inattendue, c’est le moins que l’on puisse dire. « I don’t break hearts, » tu réponds, presque vexé. T’essaie, en tout cas. Tu supposes que c’est inévitable, si les gens sont assez idiots pour s’amouracher de leur barman ou de leur compagnon d’une nuit. Mais tu considères que ce n’est pas ton problème, tu n’es pas responsable de leurs sentiments après tout. « Not willingly, at least » tu ajoutes comme une afterthought. « Why, got any complaints? » tu demandes à ton tour, la familiarité de tes mots pas forcément un symbole de votre proximité, mais plus de ton inaptitude à adapter le registre de ton langage.

Le sourire d’Archibald s’accentue mais ne compte pas complètement jusqu’aux yeux quand on répond à sa tentative de charme. Ses sourires montent rarement jusque là, en vérité, et si certains voient parfois dans ses yeux bleus un éclat de malice, d’autres disent que c’est juste le début de sa cataracte.
Archibald, cependant, n’est pas là pour s’amuser à son habitude avec Beck. Celui qui a le droit de l’appeler Archie (ce qui n’est pas si rare) n’est pas aujourd’hui au sommet de ses personnes favorites. Même pas dans son top cinq. Ce qui est regrettable, vraiment. Pas qu’Archibald soit terrifiant avec sa main qui tremble un peu en amenant son verre de whisky à ses lettres, mais il peut se révéler une terrible épine dans le pied s’il le veut.
Archibald cligne des yeux, donne un point à Beck en le voyant presque se vexer de l’accusation. Il en sait trop sur le jeune homme pour être parfaitement dupe mais il apprécie l’effort et la potentielle franchise. La précision n’est pas non plus superflue alors qu’Archibald continue d’étudier avec attention les expressions de Beck.
Il n’est pas quelqu’un de facile à lire. Ce qui ne rend pas la tâche d’Archibald plus facile.
— Not willingly, of course, répète-t-il lentement.
Les glaçons dans son verre tintent alors qu’il le fait tournoyer lentement au-dessus du bar.
— I guess we never start a relationship thinking oh yes, I should run away while she’s pregnant are we? We live our truth and, then, things happen.
Archibald a toujours son demi-sourire, son ton sérieux mais sa posture désinvolte, et on pourrait croire qu’il parlait parfaitement théoriquement s’il n’avait pas le regard autant rivé sur le visage du barman.
— Let me be direct, if I remember correctly Americans like it when we quickly get to the point.
Archibald n’a rien contre les Américains. Vraiment, il a de très bons amis qui viennent des États-Unis. Il sait cependant qu’ils ont une culture complètement différente de la leur. Il est donc normal de s’adapter à leur intellect… disons, différent.
— I think you’ve met my niece.
Et il s’arrête là, et il attend, comme pour confirmer que Beck est simplement capable de se souvenir du prénom de Georgia. Il connaît les hommes du genre de Beck. Il en a été un lui-même. Certains diraient même qu’il l’est toujours, et d’une bien pire espèce avec cela.

L’anecdote te semble un peu trop précise pour être sortie de nulle part. “Guess not,” tu réponds simplement. “Don’t know if that is much of a truth though.” T’es pas la boussole morale la mieux réglée du monde, t’en es conscient, mais il y a des choses qui te semblent tout de même trop violentes.

Les prochains mots de l’homme n'annoncent rien de bon, mais au moins ils annoncent quelque chose, ce qui est mieux que de tourner autour du pot comme il le faisait jusqu’alors.
“We do,” tu acquiesces. Il y a beaucoup de choses que les américains font mieux que les britanniques à ton avis et cela en fait partie.

T’as pas besoin de te poser beaucoup de questions, une fois le mot “niece” prononcé. Le nom Darling est assez peu commun et assez fitting pour que tu t’en souviennes facilement.
“Georgia, of course,” tu réponds, “named after one of our most beautiful states, I presume,” tu ajoutes dans une tentative patriotique de casser la tension que même toi ressens.  

Tu ne t’attendais pas à recevoir le shovel talk si rapidement, et tu ne peux t’empêcher de penser que quelque chose d’autre se cache derrière tout cela. Cela semble un peu gros qu’un homme de cette stature se formalise à ce point des relations de sa nièce, surtout lorsque lui-même ne semble pas très attaché au sérieux de ses relations.

“What about her?” tu demandes après un instant avant d’ajouter, “is this what all this is about? are you afraid I’m going to break her heart?” Pas besoin de tourner autour du pot de ton côté non plus. “Archie, she’s great but I barely know her, we’re not there yet,” tu annonces d’un ton presque solennel, alors que ta playlist choisi ce moment spécifique pour passer Heartbreaker de Warren Zeiders. “Chances are, she’s the one who’s gonna break my heart,” tu enchéris. T’hésites à lui demander s’il est satisfait de cette réponse, mais tu retiens les mots. T’as l’impression assez désagréable que quelque chose d’autre se trame, comme s’il savait quelque chose de plus sur toi, quelque chose qui pourrait le rendre méfiant.

Quelque chose de froid picote derrière les yeux d’Archibald, qui clignent ; il prend une inspiration, tente de retenir ses paroles mais répond presque immédiatement :
– Georgia comes from the ancient greek georgos, the farmer, the person who works the earth. She may not exactly fit her name but I don’t think my nephews thought of your State at her birth.
C’est inutile, parfaitement superflu, peut-être un petit peu pédant, mais Archibald peut être un peu excessif lorsqu’il s’agit de sa petite-nièce et plus exactement du prénom qu’ils partagent.
Il se répète que Beck n’a pas conscience de ce qu’il dit, ne peut pas imaginer combien un grand-oncle et sa petite-nièce peuvent être reliés.
Archibald n’est pas certain qu’il aurait protégé le prénom de ses propres enfants avec la même énergie.

Beck doit avoir l’orgueil, l’honneur, la bonne opinion de lui-même– qu’importe, quelque chose en lui doit être froissé de cette situation parce qu’il lui répond avec une politesse et un respect qu’on pourrait qualifier de “relative” si on essayait de ne pas s’agacer plus que nécessaire.
Archibald sait bien que Beck n’a pas toujours conscience des convenances, cela fait partie de son charme d’Américain. Archibald sait aussi qu’il ne peut pas lui reprocher l’absence de distance qu’il lui a demandé d’abolir. C’est bien lui qui a demandé à être appelé Archie.
Mais tout de même.

Archibald l’observe, le sourire effacé, l’expression neutre alors qu’on ne répond pas correctement du tout à ses interrogations.
– I greatly hope she’s not pregnant, yes, if this is what you meant.
Ce n’est pas du tout ce que Beck a voulu dire et Archibald le sait. Il ne regrette pourtant pas sa remarque.
– And I don't really worry about your heart.
Archibald lui offre cette fois-ci le début d’un sourire, un sourire qu’on pourrait qualifier d’insultant.
– But no, that’s not what this is about, even though I really appreciate you telling me my niece means nothing to you.
Archibald n’est pas quelqu’un qui a l’habitude de s’énerver. C’est avec un grand calme qu’il parle ainsi, sans rougir ou s’agiter, sans quitter non plus Beck du regard.
– No, this is to remind you of the family connection and that she has a family, an powerful family. She is not some lost girl with no support; she has people with her interest at heart, people who think her precious, and important. We are not going to let some nobody like you mess with her life.
La messe est dite et Archibald ne juge pas nécessaire d’expliciter davantage sa pensée. Pour bien faire comprendre leur position respective, par contre, il enfonce le clou d’un :
– Now could you fetch me some water, dear? I’m parched.
C’est qu’il n’a pas beaucoup pris sa respiration au cours de son discours.

Le venin qui s’échappe des mots du vieil homme ne saurait être secret pour personne. T’as pas l’habitude de te faire agresser comme ça au travail et si t’as vécu un certain nombre de shovel talks, t'aurais pas pensé que c’est ce qu’il se passerait là tout de suite. D’autant plus que t’y trouves un caractère injustifié, sachant que t’as pas touché Georgia, et qu’à ce stade de la relation, elle a autant de chance d'être enceinte de toi que toi d’elle. “You made that clear,” tu réponds à son commentaire sur ton coeur. Sans surprises, là encore. Non pas que t’aurais imaginé ou voulu une réponse différente. La famille passe avant tout, paraît-il. T’ignores sa remarque suivante, tu penses pas que ce soit la meilleure des idées de lui dire qu’il n’a pas compris tes propos, ce qui est le cas, ou que les anglais passent par tant de non-dits qu’il est devenu incapable pour eux de prendre les choses telles qu’elles sont, sans sous-entendus périlleux.

L’homme continue son monologue et te dit certaines choses que tu sais déjà, d’autres non. Tu sais qu’elle vit chez sa grand-mère, qu’il y a une tante aussi, que les Darling semblent être un certain nombre. Tu ne sais pas cependant ce qu’il entend par la puissance de leur famille. Tu t’éclaircis la gorge avant de lui répondre, un certain inconfort te prenant tout de même. T’as l’impression que quoi que tu dises, la réponse sera fausse, de toute façon. “I know that. I know she’s not lost, I know she has people and I know I’m not that interesting or fancy or whatever. But she likes me and I mean, I certainly seem to have an effect on you so, there must be something, don't you think?” T’aimes pas jouer la carte de l’arrogance et t’as assez confiance en toi pour reconnaître les mots d’un homme effrayé. De quoi, tu ne le sais pas vraiment mais la réaction te semble disproportionnée pour quelqu’un qui soit juste anxieux à l’idée de devenir grand-oncle ou de voir sa nièce trahir la patrie. “Here’s your water, Sir,” tu annonces en déposant son verre devant l’homme. Tu lui fais à nouveau face, et ta curiosité est piquée, alors que tu essaies de déceler dans ses yeux ce qu’il souhaite réellement savoir.

Archibald affronte Beck du regard alors qu’il lui répond. Si son argument a le moindre impact sur son opinion, il ne le laisse pas montrer. Les lèvres se crispent, le coin des lèvres se contractent, il est difficile de savoir si c’est pour retenir un sourire ou une grimace. Une théorie, bien sûr, semble plus probable que l’autre.
— I don’t think so, no.
La question était rhétorique mais Archibald la saisit tout de même au vol. Il n’explicite pas ce qu’il pense vraiment, bien que son regard en dise certainement assez.
Quand on lui amène son eau, il lève la main sous le bar pour saisir le verre et on peur voir que, faiblesse de vieil homme, il tremble sérieusement de celle-ci. Le vénérable Sir Darling serait-il nerveux ? Ou malade ? Il tente valeureusement de ne pas le montrer, et on peut voir à son visage qu’il se contracte, essaye de garder le contrôle de sa main.
Il a les lèvres sèches et, non, il ne se sent pas très bien.
Le verre, quand Archibald cherche à le saisir, lui glisse d’entre les mains. Un juron fort peu galant échappe les lèvres du chevaliers alors que le verre tombe sur le bar, asperge la main d’Archibald et celle de Beck, roule pour se briser au sol.
 — I’m sorry, I don’t know what– s’exclame Archibald avec embarrass, rouge, la voix presque chevrotante. Le genre de voix qu’il déteste s’entendre.
Dans le feu de l’action, comme pour protéger Beck de l’eau et du verre, il lui a saisi la main et ne la lâche pas.