SIREN
i know I need a love like a siren it's loud and it's blinding would you find me in the crowd if the lights go down ⋆ it don't feel like la la love
Le billet la nargue sur le frigo depuis un mois, niché sous un aimant bleu: la lettre Z, la seule que la petite a accepté de sacrifier pour afficher autre chose que l’un de ses dessins. Sur les portraits accolés au vieil électro, elles sont côte à côte; les mêmes cheveux bouclés, déclinés en spirales multicolores; un large soleil aux rayons jaunes; une petite maison rouge et verte à la cheminée enfumée. Et ce foutu bout de papier à vingt balles; c’est peu payé, vingt balles, pour foutre le feu à sa propre vie; c’est cher payé pour rien du tout, parce que rien ne garantit qu’il se passera quoi que ce soit. Là, dans cette foule hurlante, avalée par les dizaines d’autres visages, rien ne dit qu’il l’apercevra; pas plus que les dizaines d’autres fans qui rêvent d’obtenir ne serait-ce qu’un regard. De toute façon, Lúcia ne sait même pas si elle en a envie. Parce qu'elle les a déjà eu, ces regards, et que ça n'a pas emmené que du bon. Parce que c'est encore simple, maintenant; son visage en rêve distant, les traits familiers aperçus au détour d’un rire, d’un jeu, d’une grimace. C’est nettement plus simple de se conforter dans l’idée qu’elle y va pour elle; pour assouvir sa curiosité; juste pour voir. Pour entendre la musique – ça a intérêt à être meilleur qu’à leurs débuts – et faire semblant de ne pas être une mère célibataire pour un soir. Laisser la musique l’emporter et s’oublier pendant quelques minutes dans la cacophonie des guitares, de la batterie, des cris du chanteur et ceux de l’assistance.
Le bar est bondé. Le billet scanné à l’entrée, le dos de la main encré d’une étampe colorée (l’impression de ravoir vingt ans, soudainement; une vague odeur de vodka dans le nez); la veste laissée au vestiaire pour une poignée de change. L’ambiance est décontractée, malgré tout. Les clients se pressent au comptoir de merch, font la queue au bar pour retourner le plus près possible de la scène, leur t-shirt à l’effigie du groupe sur le dos. Le peu de tables qui n’ont pas été retirées sont déjà prises, alors elle se contente de s’adosser dans un coin, perchée sur des bottes à talons pour se donner un peu plus de hauteur; sa bière en main, le téléphone de l’autre, constamment en train d’allumer l’écran pour y regarder l’heure. Le verre se vide aussi lentement que les minutes s’égrènent; la seule lumière est posée derrière le bar, le reste de la salle dans la pénombre.
Ce sont les applaudissements qui l’avertissent de l’arrivée du groupe. Ses doigts se resserrent autour de son téléphone, hésitant avant de le glisser dans la poche arrière de son jean; comme de perdre sa bouée de sauvetage, alors qu’elle est en sécurité, dans cet océan autour de la scène; dans ce coin d’ombre.
Il est bien là, juste sur le côté. Si familier, si différent; les cheveux plus courts, l’air grandi de la confiance qu’elle remarque dans sa posture; bien moins malingre maintenant qu’il y a quelques années. Joli, bien sûr. Toujours ce sourire de golden retriever aux yeux tristes. Elle se sent à peine à sa place, au milieu de tous ces gens; avec cette impression de voyager dans le temps, de retracer les pas de la Lúcia d'il y a cinq ans. Celle qui ne savait pas encore à quel point sa vie allait être chamboulée. Hélia est avec sa marraine; et Lúcia sait que tout ira bien ce soir, mais après ? L’impression tenace qu’elle fait la pire erreur de sa vie sans pouvoir s’en empêcher, encore. La meilleure et la pire, comme la première fois qu’ils se sont vus; comme la dernière. Third time’s the charm, non ?
(c) strangehell, lilyisthatyou