l’adversité
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De tous les clients que Norbert avait vu passer dans son bureau, Eliyaz était un des plus… particuliers, dirons-nous.
Passé outre l’incompétence à quelconque job offert, restaient encore l’optimisme à outrance et la naïveté, deux choses que Norbert possédait (peut-être) en très fine quantité, quand lui en était une bonbonne prête à exploser. S’il fallait répartir l’humanité sur un spectre, quand ils étaient confinés dans le petit bureau de l’agence pour le travail de Scarborough, il aurait pu s’étendre d’Eliyaz à Norbert, tant les deux n’auraient pas pu sembler plus différents. Chacun le cauchemar de l’autre.
Et puis, au fil des années, l’écart s’était rétréci. Peut-être parce que Norbert s’était découvert une certaine affection pour certains de ses clients, lui en tête de file. Peut-être parce qu’Eliyaz s’était procuré son téléphone et n’arrêtait pas de l’appeler dès qu’il avait un pet de travers. Probablement un peu des deux.
Norbert avait à peine soupiré plus tôt dans la semaine en voyant le nom d’Eli illuminer son téléphone, et ça voulait déjà dire beaucoup pour lui. Il s’était perdu dans une conversation sans queue ni tête, entraîné par Eliyaz comme il l’aurait été par une tornade, et le voilà maintenant comme un con, garé devant chez lui. Si on avait dit ça au Norbert fraîchement débarqué dans la ville neuf ans plus tôt, il aurait eu de quoi rire pour un moment. Celui qui sortait de sa voiture, lui, ne riait qu’à moitié, se demandant encore comment il en était arrivé là. Un samedi comme tous les autres, à ça près qu’il allait donner des cours de séduction (?) à Eliyaz. L’entité, quelle qu’elle soit, responsable des décisions de sa vie avait un humour que lui ne partageait qu’à moitié.
Les mêmes pensées continuaient de le parasiter alors que bientôt il se tenait devant la porte et frappait trois coups avant de se rabattre sur la sonnette quelques secondes plus tard, faute de réponse.
Quand la porte s’ouvrait, toute pensée quelle qu’elle soit s’envolait dans le même mouvement, et les yeux de Norbert tombaient sur Eliyaz. Eliyaz en vieux t-shirt et en caleçon, les sourcils bien froncés pour quelqu’un qu’on venait aider. « Oh putain merde, j’avais oublié. » Il s’écartait, laissait entrer Norbert qui commençait à essuyer ses chaussures sur le paillasson avant de relever les yeux vers l’état du salon face à lui, et abandonnait l‘idée. « Enfin attends t'étais genre sérieux quand tu parlais de jouer les coach en séduction ? »
Norbert enlevait sa veste, faisait un tour sur lui-même en examinant la pièce avant de se décider d’où la placer. Il y avait de tout partout, dans un bordel indéniable et pourtant à l’air presque organisé dans son chaos. Il déposait le vêtement sur le dossier du canapé, avant de se tourner vers Eliyaz, l’air sérieux des grands jours. Audacieux, si l’on considérait sa dégaine: chemise à étoiles multicolores assorties aux murs, bermuda datant d’avant son arrivée à Scarborough, chaussettes hautes serties de palmiers mal imprimés (le rêve de la retraite jusqu’au bout des pieds) et paire de claquettes qui avaient vu de meilleurs jours. Ses mains vissées sur sa taille face à l’autre, il avait vraiment l’air d’un daron. Pas le sien, trop jeune pour ça, mais du concept même du daron.
« Bien sûr que j’étais sérieux, Eliyaz. » Il soupirait, pinçait son nez du bout des doigts, toujours aussi théâtral qu’à son habitude. « Quand est-ce que je ne l’ai pas été?! J’te préviens, maintenant que j’suis là, on va s’y mettre. Je suis pas sorti pour rien. » Il n’attendait pas qu’on l’y invite pour prendre place sur le canapé en cuir, le laissant couiner quand il s’agitait un peu pour trouver le spot parfait où se caler. « Dejan est pas là? » A demi-inquiet demi-soulagé (qu’il se soit attiré dans une énième merde dès qu’on ne le voit pas pour le premier, de ne pas avoir à gérer ses deux idiots à la fois pour le second), Norbert tendait l’oreille et observait autour à la recherche du colocataire. Il n’aurait pas été choqué de le trouver dix minutes plus tard avachi sous une pile d’on ne sait quoi. Au final, son regard s’aimantait sur Eliyaz, pas prêt à partir si tôt pour tout l’or du monde. « T’as pas quelque chose à boire, avant qu’on s’y mette? »